Mercredi soir, à Zurich, j’ai assisté au concert que donnait le Mormon Tabernacle Choir. Il n’était plus revenu en Suisse depuis de longues années. Revenu dans ma chambre d’hôtel, au lieu d’aller me coucher, j’ai rédigé ces quelques réflexions — au-delà du concert, sur le destin peu commun du mormonisme.
Venu de Salt Lake City, le Mormon Tabernacle Choir existe depuis 170 ans. Tous ses membres appartiennent à l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours: ce ne sont pas des professionnels, mais des personnes qui se consacrent au chant à côté de leurs activités professionnelles. Dans un style très américain, c’est un chœur de tous les superlatifs: 360 chanteurs (320 participaient à cette tournée européenne), les dizaines de musiciens de l’Orchestra at Temple Square pour les accompagner… un groupe de quelque 600 personnes qui se déplaçaient ainsi d’une grande ville européenne à l’autre.
Célèbre aux États-Unis, le Chœur du Tabernacle a démontré sa virtuosité à chanter dans différents répertoires. C’est particulièrement dans le répertoire américain, qui lui est si naturel, que je l’ai apprécié. Le point fort — ce moment où l’on sent un frisson traverser l’échine — a été pour moi l’écoute des trois derniers morceaux. Il s’agissait de trois cantiques mormons très connus, magnifiquement interprétés. J’y ai été sensible en tant qu’auditeur, mais aussi en tant qu’historien conscient de tout ce qu’il y a derrière ces chants.
Au milieu de quelque 5.000 auditeurs, j’écoutais la musique tout en regardant les gros plans sur les chanteurs et musiciens, projetés sur deux grands écrans: vu la taille de la salle, il aurait été difficile de les distinguer sans cette aide visuelle. Le Chœur du Tabernacle est l’un des ambassadeurs du mormonisme, avec ses programmes repris par de nombreuses chaînes américaines et sa notoriété outre-Atlantique. C’est d’ailleurs ainsi que le décrit le programme: «Le Mormon Tabernacle Choir et l’Orchestra at Temple Square sont les ambassadeurs musicaux de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours.» Mais plutôt que de m’arrêter à cet aspect de relations publiques, je réfléchissais à l’extraordinaire destin du mormonisme et à la foi qui anime les fidèles de groupes religieux.
Le mormonisme (et ses dissidences aussi) est un sujet qui me passionne de longue date. Depuis les années 1980, je suis membre de la Mormon History Association et abonné à certaines publications universitaires mormones. La production de travaux universitaires sur le mormonisme (par des chercheurs souvent mormons, mais aussi extérieurs à cette Église ou éloignés d’elle après y avoir appartenu) est considérable aux États-Unis. Il est vrai que l’histoire du mormonisme est loin d’être ennuyeuse!
Ces chanteurs et l’orchestre qui les accompagnait se trouvaient là parce que leurs ancêtres ou eux-mêmes avaient adhéré au message prêché par Joseph Smith (1805-1844), message qu’il affirmait avoir reçu par révélation divine. En dépit des oppositions et tensions, il laissa derrière lui, au moment de sa mort violente à l’âge de 39 ans seulement, un mouvement qui rassemblait déjà des milliers de fidèles et envoyait des missionnaires dans les îles britanniques.
Qui aurait misé, en 1830, lors de la fondation du mouvement qui allait prendre par la suite le nom d’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, sur la croissance et la pérennité d’un tel mouvement, porteur d’un livre saint venant compléter la Bible en intégrant le continent américain dans l’univers biblique? Qui aurait pensé que, malgré les épreuves, la nécessité de partir vers l’Ouest e les conflits subséquents avec le gouvernement américain tout au long du XIXe siècle, ce mouvement continuerait de survivre et se développerait jusqu’à devenir au XXIe siècle une Église à la présence mondiale, comptant 15 à 16 millions de membres? Aux yeux des fidèles, c’est bien entendu la Providence divine qui explique au moins en partie tout cela. Du point de vue de l’observateur, cela souligne la difficulté que nous éprouvons à prédire le potentiel d’un groupe naissant et l’avenir d’un mouvement. Combien de groupes émergent pour disparaître peu après! Dans le cas du mormonisme, après la mort de Joseph Smith, des défections survinrent, des groupes dissidents émergèrent, mais en ne rencontrant qu’un écho limité, peu durable pour beaucoup d’entre eux, ce qui fait que l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours représente l’interprétation majoritaire de l’héritage mormon.
Le message propagé par Joseph Smith et ceux qui le suivirent a ainsi changé la vie et le destin de dizaines de milliers de personnes et de leurs descendants — d’abord en Amérique du Nord, ensuite en Europe, puis dans d’autres régions du monde. Peu avant la fin du concert, un présentateur demanda aux membres du chœur ayant au moins en partie des origines familiales suisse de se lever: un nombre important de choristes se leva. Dès le milieu du XIXe siècle, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler lors d’une récente série radiophonique, des missionnaires mormons atteignirent la Suisse. Des personnes touchées par leur message se convertirent et partirent aux États-Unis: à cette époque, les convertis au mormonisme étaient encouragés à aller «construire Sion» du côté du Grand Lac Salé. Un message religieux (doublé d’un projet de société) a exercé un impact décisif sur des familles entières. Et ce qui s’est produit dans le cas du mormonisme pourrait être dit, avec des variations, de tant d’autres groupes religieux.
La foi ne déplace peut-être pas toujours les montagnes, mais elle change des vies. Et elle les anime des générations plus tard encore. Ce n’est pas seulement l’amour de la musique qui motive les membres du Chœur du Tabernacle, mais leur foi: ils sacrifient pour elle une partie de leur temps, dans un mouvement où une grande partie des activités reposent sur l’engagement bénévole de membres motivés.
En tant que chercheur, c’est l’un des aspects les plus gratifiants du travail sur les mouvements religieux: la rencontre avec des personnes de conviction, animées par leur foi, prêtes à s’engager au-delà de l’intérêt personnel immédiat. Mais, une fois encore, qui aurait pu imaginer que le message de Joseph Smith, près de deux siècles après sa proclamation initiale, se trouverait au cœur de la vie de millions de gens? La même question pourrait être posée pour chaque religion, mais elle est d’autant plus intrigante quand il s’agit de mouvements nés à l’époque contemporaine, dont nos prédécesseurs ou nous-mêmes avons pu observer la genèse et l’essor. J’avais médité sur tout cela devant la tombe de Joseph Smith, à Nauvoo, en 2002. Le concert du Mormon Tabernacle Choir m’y a fait réfléchir une fois de plus.
Un aspect particulier qui m’intéresse depuis longtemps est l’apparition de traditions religieuses indépendantes, dépassant la variation d’une tradition préexistante. Avec Reender Kranenborg, j’avais dirigé il y a une douzaine d’années un ouvrage collectif, La Naissance des Nouvelles Religions (Genève, Georg Editeur, 2004), dont l’introduction s’efforçait de définir ce qui constitue une nouvelle tradition religieuse indépendante.